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De la controverse scientifique au débat de société

par Frédéric Tournier, Université Paris Diderot – USPC

À la fin des années 1980, les chercheurs s’intéressaient à la régulation du cycle cellulaire : comment et grâce à quelles molécules les cellules grossissent, dupliquent leurs constituants et se divisent. Ils avaient déjà de nombreuses données sur la duplication de l’ADN, mais à peu près aucune sur la duplication d’un constituant essentiel à la division de la cellule, le centrosome, constitué de deux cylindres de protéines : les centrioles, et d’un matériel fibrillaire et granulaire autour (figure ci-dessous).

Un centrosome, constitué de deux cylindres protéiques (en coupe en microscopie électronique). Chaque centriole mesure 0,5 micromètre de longueur. Author provided

Cet organite cellulaire, conservé au cours de l’évolution, se duplique comme l’ADN une fois par cycle, les deux centrosomes formant ainsi les pôles de la cellule en division.

L’analogie du mode de duplication du centrosome avec la duplication de l’ADN d’une part, et la présence d’ADN dans les mitochondries et les chloroplastes, d’autre part, avait conduit des chercheurs à imaginer un ADN centriolaire spécifique localisé au centre des centrioles, et capable de produire les messagers moléculaires responsables de la construction d’un centrosome à chaque cycle.

Ainsi, en 1989, faisant la couverture de la plus importante revue scientifique de biologie, Cell, John Hall et ses collègues publiaient des résultats montrant la présence d’ADN dans les centrioles/corps basaux d’une algue biflagellée.

 

 

 

La petite communauté était en émoi. Quelques mois plus tard, deux séries de travaux montraient qu’aucun ADN n’était présent au sein de ces structures. Les marquages spécifiques de l’ADN, montrés en microscopie à fluorescence, pouvaient correspondre à des « artefacts », des mirages dus la plupart du temps à des protocoles expérimentaux légèrement biaisés ou des interprétations un peu rapides.

Bien évidemment, si l’environnement de quelques chercheurs jeunes et moins jeunes de l’époque avait été agité, provoquant excitation, échanges et débats, le grand public n’avait pas eu vent de l’affaire. Il s’agissait d’une simple et pure controverse scientifique qui restait cantonnée aux laboratoires de recherche spécialisés et qui s’éteindrait rapidement avant la fin du vingtième siècle. À ma connaissance, aucun chercheur aujourd’hui n’aurait l’outrecuidance de parler d’ADN centriolaire !

Les controverses scientifiques concernent le plus souvent les recherches expérimentales. En sciences humaines, on peut ne pas être d’accord sur un argument, sur une hypothèse ou sur une démonstration.

En sciences biologiques, et c’est ce qui fait la spécificité et probablement la véracité ne serait-ce que passagère des sciences expérimentales, c’est que les arguments sont basés sur des résultats d’expériences (les fameuses « manips ») qui elles-mêmes font l’objet de protocoles précis et normalement reproductibles.

Pourtant, nous l’avons vu dans l’exemple plus haut, des chercheurs qualifiés, de bonne foi (je ne parle pas ici de falsification) obtiennent des résultats différents.

 

De la controverse scientifique au débat sociétal

À ce stade, aucune conséquence sociétale n’est envisageable. Les débats ne concernent qu’une poignée de chercheurs dans le monde ! L’appellation et la portée de la controverse changent dès lors qu’elle touche plus largement le monde scientifique et pas seulement un petit groupe de spécialistes, et que les médias, le cas échéant, s’emparent de la problématique. Elle ne reste plus alors purement scientifique, elle s’orne assez rapidement d’arguments sociétaux, souvent liés à des grands thèmes comme l’environnement ou la santé humaine.

On parle alors de controverses socio-techniques ou controverses publiques. On peut citer, en se référant uniquement à des controverses récentes, les OGM (organismes génétiquement modifiés), les ondes électromagnétiques ou les nanotechnologies. Une controverse n’est pas un simple débat, elle naît parce que plusieurs protagonistes interviennent sur le sujet : des chercheurs, des journalistes, des membres d’associations, des politiques, etc. Si elle s’établit, elle met en jeu des questions scientifiques ou technoscientifiques relayées par des questions économiques, éthiques ou juridiques.

Akshay Chauhan/Unsplash. Photo by Akshay Chauhan on Unsplash, CC BY

 

Ce n’est pas non plus l’équivalent d’une crise. L’histoire de la vache folle, par exemple, dénommée justement « crise de la vache folle » n’a pas pour objet initial une question scientifique dont le résultat ne serait pas partagé par tous. Et de fait, lors de cette crise, la santé publique a été sans cesse évoquée à travers u ne controverse qui « met en question les rapports entre action publique, responsabilité politique, expertise biomédicale, intérêts économiques et capacité d’influence du secteur pharmaceutique ».

Pourquoi étudier les controverses ?

Étudier les controverses historiques et les controverses actuelles a un intérêt majeur : comprendre que les enjeux scientifiques sont complexes et qu’ils ne relèvent pas simplement d’une suite de résultats linéaires. Une controverse peut être génératrice de débats ou de polémiques mais elle ne se simplifie pas à l’une ou à l’autre. La science est un champ d’observation et de recherches, et pour les sciences expérimentales, une méthodologie expérimentale qui apporte des éléments tangibles aux hypothèses (qui les corroborent ou les infirment).

Malheureusement, la science elle-même est parfois confondue avec les applications technologiques qui en découlent, des résultats scientifiques et des nouvelles connaissances servant à créer de nouvelles applications. En conséquence, le public est perplexe vis-à-vis aussi bien des sciences que des technologies. Et même, comme le formule Jean‑Michel Besnier :

« La science est devenue un objet de consommation qui doit nous rendre le service qu’on en attend. C’est-à-dire nous guérir, nous empêcher de vieillir et de mourir, nous permettre de faire naître des enfants correctement. »

Dans les années 1980, une autre controverse scientifique a diffusé dans les médias car la portée des résultats pouvait changer radicalement le socle scientifique sur lequel repose la plupart de nos données en physique, en chimie et en biologie : il s’agit de la mémoire de l’eau qui, en 1988, a entraîné des réactions vives et parfois passionnelles. Une substance diluée dans des proportions telles qu’il ne restait plus dans l’éprouvette que des molécules d’eau avait encore la capacité de déclencher une réponse cellulaire. Ces résultats étaient aussi étonnants que déroutants. Publiés dans la célèbre revue Nature, ils furent mis à mal par la grande majorité des chercheurs de l’époque et, depuis 30 ans, ces activités biologiques à très grandes dilutions n’ont plus défrayé la chronique, à l’exception de quelques équipes qui malgré tout continuent à travailler sur le sujet. Ce qui représente une pierre supplémentaire dans le jardin de l’homéopathie, dont le principe repose sur l’action de substances chimiques… à très grandes dilutions.

Les sujets controversés tels que les OGM, les ondes électromagnétiques ou les nanotechnologies ont le plus souvent une répercussion possible, directe ou indirecte, sur la santé humaine. C’est sur cet aspect que les critiques et les médias s’appuient pour partager des arguments avec le plus grand nombre, à l’occasion d’émissions de radio, de télévision, de presse écrite, etc. De fait, ces sujets influencent les actions des décideurs politiques, décident peut-être des priorités et peuvent en conséquence restreindre le champ des sujets de recherche ou des thèmes de recherche, au moins dans les domaines expérimentaux.

Comme le rappelait récemment le biologiste Eric Karsenti :

« La créativité vient du flou […] Il faut avoir de l’intuition pour faire de la recherche. »

Sous-entendu, la recherche ne peut pas être téléguidée par des modes ou des enjeux politiques. Mais c’est une autre histoire, polémiste celle-là !The Conversation

 

Frédéric Tournier, Maître de conférences, Responsable du Master Journalisme, culture et communication scientifiques, Université Paris Diderot – USPC

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