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La beauté du cerveau

Lydia Danglot et Giuseppe Gangarossa, tous deux chercheurs en neurosciences (respectivement à l’Inserm et à l’Université Paris Diderot), sont à l’origine de l’exposition « Beauty Brain » qui s’est tenue du 6 au 17 mars à l’Université Paris Diderot. Ester Fuoco, doctorante en Digital Humanities – Art et Spectacle (Université de Gêne/Université Paris Diderot) leur a posé quelques questions. The Conversation

Ester Fuoco : Pour cette exposition, vous avez fait appel à d’autres chercheurs en imagerie cérébrale. Quelle a été votre démarche ?

Lydia Danglot : Nous avons contacté des neurobiologistes afin qu’ils nous envoient leurs images préférées parmi leurs productions. Nous avons ensuite choisi les images principalement sur des critères esthétiques et, dans une moindre mesure, sur leur valeur pédagogique à destination du grand public : visualisation de certaines parties, mise en lumière de structure…

Giuseppe Gangarossa : Nous avons choisi 30 images sur les 70 envoyées, une tâche difficile car la grande majorité était d’une qualité et d’une beauté époustouflantes.

Nous avons choisi celles qui révélaient la richesse de notre cerveau, notamment la variété des structures. Un autre critère a été de pouvoir montrer la complexité du cerveau à l’échelle du neurone (cellule nerveuse) jusqu’à l’échelle de l’organe entier.

Ester Fuoco : À partir de quel moment avez-vous vu vos images comme des œuvres d’art, des images susceptibles d’éveiller des émotions chez le public ?

Lydia Danglot : Je ne considère pas vraiment ces photos comme des œuvres d’art, car ce serait un peu présomptueux. Je fais pas mal de photographie et j’ai toujours été intéressée par l’esthétique des images ainsi que par l’effet de la lumière sur la perception de l’œil humain. Certaines de ces images ont été réalisées pour des raisons esthétiques (composition, couleur, etc.), car même dans le milieu scientifique, une image peut avoir un meilleur impact lors de la communication de résultats si elle est esthétique et attirante.

Ester Fuoco : Les titres des images exposées évoquent la danse, la solitude et l’art nouveau ; ce vocabulaire n’appartient pas au domaine scientifique. Comment vous êtes-vous intéressés au domaine art-science ?

Giuseppe Gangarossa : Quand j’étais étudiant à l’Université de Bologne, lors de ma première séance de microscopie, j’ai ressenti les mêmes émotions que je peux ressentir lors d’une visite de musée. J’étais étonné d’éprouver ces émotions alors que j’étudiais un « simple » échantillon biologique, un petit bout d’hippocampe, structure impliquée dans les processus mnésiques. La morphologie de ses cellules, l’organisation géométrique de ses couches ainsi que sa complexité structurale m’ont fasciné et captivé. Je réalisais que chaque structure du cerveau (cortex, cervelet, striatum, etc.) pouvait être un chef-d’œuvre.

Ester Fuoco : Faire d’un organe une œuvre d’art serait comme rendre objectif une subjectivité, l’intime d’un être vivant. Qu’en pensez-vous ?

Lydia Danglot : Je dirais que l’art est souvent dans l’œil du peintre ou du photographe. On ne convertit pas un organe en une œuvre d’art, on l’observe comme une œuvre d’art. C’est le regard du photographe qui souligne la beauté de l’instant, grâce aux émotions et aux lumières. En fonction du résultat désiré, il ne va donc pas du tout utiliser la même lumière, ni les mêmes contrastes. Selon moi, tout est donc dans l’intention, et non pas vraiment dans l’objet lui-même.

Giuseppe Gangarossa : Dans ma démarche scientifique, qui vise à comprendre les mécanismes cérébraux, je suis loin d’objectiver une subjectivité. Mon but est de faire comprendre que le cerveau est d’une beauté extraordinaire, un organe qui mérite d’autant plus d’être étudié. Avec « Beauty Brain », j’ai voulu partager avec le grand public les émotions que nous procure l’exploration des mystères intimes du cerveau.

Ester Fuoco : Depuis les techniques de Camillo Golgi – connu aussi pour son théâtre anatomique – jusqu’aux techniques contemporaines d’imagerie, le cerveau est toujours plus précisément représenté. Par ailleurs si l’on considère le champ artistique, Jackson Pollock affirmait en 1951 : « Je crois que de nouvelles techniques doivent répondre aux nouveaux besoins. Et les artistes modernes ont trouvé d’autres moyens, d’autres façons de s’exprimer. À chaque époque ses techniques. […] L’artiste d’aujourd’hui travaille avec le temps et l’espace, et plutôt que d’illustrer ses émotions, il les exprime directement. » Selon vous, comment les progrès techniques ont-ils permis le développement d’une esthétique ?

Giuseppe Gangarossa : L’évolution des techniques contribue fortement au résultat final, qu’il soit un résultat scientifique ou artistique. Grâce aux découvertes révolutionnaires de Camillo Golgi et Ramon y Cajal – qui ont partagé le Prix Nobel pour la Médecine et la Physiologie en 1906 – nous pouvons désormais donner un visage aux cellules et aux structures du cerveau. Le développement continuel des techniques d’imagerie nous pousse aujourd’hui à aller plus loin dans nos recherches, en gardant toujours ce côté esthétique dans l’investigation scientifique.

Ester Fuoco : Henri Matisse dit que « la couleur contribue à exprimer la lumière, non pas le phénomène physique, mais la seule lumière qui existe en fait, celle du cerveau de l’artiste ». Les couleurs des protéines fluorescentes révèlent le fonctionnement du cerveau, c’est-à-dire ses activités. Ainsi, les couleurs foncées ou froides montrent une absence d’activité ou des émotions négatives tandis que les couleurs chaudes dévoilent une activité intense ou des émotions positives. Pourquoi avoir utilisé une telle palette de couleurs ?

Lydia Danglot : L’œil humain est beaucoup moins sensible aux dégradés de bleus qu’aux dégradés de rouge ou de vert. Le choix de la couleur est donc important au moment où l’on construit une figure scientifique. L’accent est ainsi mis sur les couleurs vives pour les données importantes, et les couleurs moins perceptibles sont utilisées pour donner le contexte des mesures (silhouette du neurone, couche cellulaire…). La couleur met en lumière les résultats révélés par les chercheurs.

Giuseppe Gangarossa : Les couleurs donnent une âme et une sensibilité à l’image. L’image en blanc et noir nous raconte une histoire alors que la même image avec des couleurs chaudes et/ou froides nous racontera une autre histoire. Ce n’est pas seulement lié aux couleurs mais aussi à leur combinaison harmonique ou disharmonique. La combinaison de trois fluorochromes différents génère d’autres couleurs, et augmente le pouvoir esthétique et émotionnel des images.

Ester Fuoco : La Brain Art Competition a été créée en 2010 « dans le but de reconnaître la beauté et créativité des représentations artistiques issues de la communauté des chercheurs travaillant dans l’imagerie cérébrale ». Les prix suivants sont attribués : meilleure représentation du connectome humain (« best représentation of human connectome »), meilleure neuro-illustration conceptuelle du cerveau (« best abstract brain illustration »), meilleure neuro-illustration comique (« best humorous brain illustration »), meilleure vidéo d’illustration du cerveau (« best video illustration of the brain »), meilleure image du cerveau (« best brain icon »), et catégorie spéciale : meilleure représentation statique des processus neurologiques (« special topic : best stationary representation of brain dynamics »). Ce concours ne souligne-t-il pas une sorte de fétichisme artistique au regard des organes humains ?

Lydia Danglot : Non, je ne connaissais pas. Mais les concours d’images existent dans toutes les disciplines d’imagerie que ce soit en neurosciences, en biologie cellulaire ou même en cancérologie. Les personnes faisant de l’imagerie scientifique utilisent souvent cette technique parce qu’ils aiment « voir » et prendre du plaisir à observer. La recherche de l’esthétique n’est donc jamais très loin.

Giuseppe Gangarossa : Un « fétichisme artistique des organes » ? Oui, c’est effectivement un peu ça. Les musées d’anatomie sont l’exemple classique de ce fétichisme. Le corps humain est une machine parfaite qui nous fascine depuis la nuit des temps. En fait, comprendre notre organisme est un peu comme se comprendre nous-mêmes, un besoin intrinsèque de la connaissance de l’être humain. Parmi tous les organes, le cerveau est le moins connu et beaucoup de choses restent à explorer. Je suis certain que cette exploration scientifique sera le moteur d’une nouvelle phase de notre histoire.

Ester Fuoco, Doctorante en Digital Humanities, Art et Spectacle, Université Paris Diderot – USPC

 

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.