Rencontre
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Serge Tisseron : de la recherche à la parole publique

 
Comment mieux gérer la révolution numérique et nos rapports aux technologies ? Serge Tisseron, spécialiste de ces questions, travaille depuis 30 ans pour créer un discours autour de la relation de l’homme et de ses objets technologiques.  

Quel est votre parcours à Paris Diderot ?

Serge Tisseron : Je suis entré à Paris Diderot pour travailler sur les relations de l’homme avec les objets numériques. Désormais, je développe un Pôle autour de la relation plus spécifique de l’homme à ses objets autonomes. Un colloque est en préparation, qui réunira des enseignants chercheurs et des ingénieurs. Il est difficile notamment en Sciences humaines de concevoir le changement de monde dans lequel nous sommes. Des systèmes de pensée qu’on croyait définitifs sont bouleversés. Le monde de demain aura besoin de philosophes, mais aussi de psychologues qui réfléchissent aux relations des humains avec les machines. Et cette réflexion sera forcément pluridisciplinaire. Je l’appelle de mes vœux. Je pense en effet que les questions qui tournent autour des technologies sont des questions de société et qu’elles doivent engager des débats. Mon activité est maintenant moins tournée vers la recherche et plus vers la prise de parole publique destinée à faire évoluer les choses, notamment auprès des familles et des pédagogues. Car mieux nous gérerons la révolution numérique d’aujourd’hui etmieux nous nous préparerons à gérer la révolution robotique de demain.

Quelle est cette relation entre l’homme et les robots ?

Serge Tisseron : Il est dangereux de créer des machines sans nous interroger sur les relations que nous aurons avec elles. Dans le cas des robots, et bien qu’ils resteront encore longtemps des machines à simuler, beaucoup d’entre nous risquent de ne pas pouvoir s’empêcher de croire qu’ils ont de vraies émotions et de vraies pensées.  Nous allons vivre plus que jamais une dissociation entre l’illusion que ces machines nous ressemblent, et la possibilité de les déconnecter comme tout autre objet numérique. Mon livre Le jour où mon robot m’aimera aborde notamment cette question. Si je crois un jour que mon robot m’aime, je ne serai plus dans cette double posture, j’aurai totalement basculé du côté de l’illusion. Il va nous falloir apprendre à penser ensemble les contraires.

Pensez-vous que les robots pourraient contribuer à rapprocher les hommes ?

Serge Tisseron : Avec la robotique, tout est question de programmation. On peut en imaginer deux types. Tout d’abord, un robot peut être conçu pour être un interlocuteur privilégié de son utilisateur : pour jouer, faire la cuisine, se promener, rappeler l’heure de ses médicaments, faire de la gymnastique etc. Il sera en outre un excellent support commercial pour promouvoir l’achat de certains produits par son propriétaire. C’est donc un modèle qui a un bel avenir industriel devant lui. Mais le risque sera qu’il éloigne ses utilisateurs des autres humains car il sera beaucoup plus gratifiant qu’un compagnon humain. Toujours attentif, empressé, ne parlant jamais de lui, etc., on pourrait voir apparaître des situations de robot-dépendance psychologique… C’est pourquoi il est important de réfléchirà un deuxième type de programmation possible, qui n’est d’ailleurs pas exclusif du premier. Ce serait un robot qui favoriserait les relations entre les humains. Un robot qui surferait sur le web, qui trouverait les gens intéressés par les mêmes choses que moi dans mon quartier, qui me rappellerait les dates anniversaires de mes proches, qui m’aiderait à choisir des cadeaux pour eux, etc. J’appelle ces robots des robots humanisant, par opposition aux robots humanoïdes. Mais ce modèle est moins commercial que le précédent… Il est donc probable que les industriels choisiront le premier. Mais les utilisateurs auront le pouvoir de refuser de les acheter pour inviter les fabricants à concevoir des programmations socialisantes.

Comment se construirait une société avec des robots ?

Serge Tisseron : Chacun aura le sien et ils seront interconnectés en permanence. Ils apprendront non seulement par renforcement et imitation dans le cadre de leur environnement immédiat, mais aussi de leur connexion avec tous les autres robots du même modèle. Autrement dit, nous n’aurons jamais affaire à un robot, mais à une communauté de robots. Pour des raisons de maintenance, de réparation des bugs (il ne faut pas oublier que les robots vont buger) et aussi d’apprentissage. Les informations recueillies par chaque robot ne pourront pas être traitées par lui seul, et chacun d’entre eux enverra en permanence toutes les informations qu’il capture vers des serveurs distants qui renverront les solutions. Et celles-ci seront disponibles pour tous les robots du même modèle. Peut-être aussi des fabricants auront envie d’aller dans le sens des utilisateurs qui auront envie que leur robot soit différent des autres. Il suffira de prévoir que chaque robot ait une programmation aléatoire qui lui donne une personnalité particulière au moment où son utilisateur le met en route : plus patient, plus autoritaire, plus joueur… Le risque serait alors que leurs propriétaires soient encore plus enclins à leur attribuer une identité propre, voire une liberté, et donc à oublier totalement que ces machines transmettront toutes leurs données personnelles au fabricant en temps réel, et qu’ils seront conçus pour être des supports de promotion publicitaire ciblée. L’interconnexion généralisée des robots sera un défi majeur pour l’être humain. Cela leur donnera une capacité d’apprentissage ultrarapide et illimitée. C’est pourquoi Ray Kurzweill, le fondateur de la singularité , pense qu’il faudra que l’homme ait accès à Internet depuis son cerveau et qu’il soit interconnecté en permanence. D’autres pensent qu’on ne pourra pas rivaliser.

 

BIO EXPRESS


Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris Diderot (CRPMS). Il a été élu à l'Académie des technologies en mars 2016.

Il a réalisé la première thèse sous la forme d’une bande dessinée (1975), puis découvert le secret de la famille d’Hergé uniquement à partir de la lecture des albums de Tintin (1983).  Il a reçu le prix du livre de télévision (2002), le prix Stassart de l’Académie des sciences morale et politique (2004), et un Award du Family Online Safety Institute (FOSI) en 2013 à Washington pour ses travaux sur les jeunes, les familles et Internet.
 Il a imaginé les « balises 3/6/9/12 » pour donner aux parents des repères éducatifs autour des écrans et le Jeu des trois figures pour développer l’empathie de la maternelle au collège. Il tient sur le site du Huffington post un blog écrit sur les nouvelles technologies et un blog vidéo sur le selfie.


Retrouvez ces articles sur le site : http://www.huffingtonpost.fr/serge-tisseron/