À la montagne ou à la mer, en colloque, en conférence ou en rencontre : les pérégrinations des physiciens
par Francois Vannucci, Université Paris Diderot
Chaque communauté a ses rois, ses reines et ses manants. Ainsi, celle des physiciens élève au rang d’Altesses Royales les Prix Nobel de la spécialité. Juste en dessous évoluent les princes et les ducs, c’est-à-dire les directeurs des grands laboratoires internationaux. On aura du mal à aborder ces personnages lors d’une assemblée car ils sont entourés à chaque instant par une foule de collaborateurs, éventuellement de journalistes et surtout d’intrigants. Il faut être soi-même un peu de la parenthèse pour pouvoir les approcher
Ainsi va l’étiquette en vigueur dans la communauté, particulièrement visible au moment des conférences qui rythment la vie du physicien. Mais apparaît alors un autre personnage-clé : l’organisateur de la manifestation. Une sorte de « shogun » qui exerce une influence considérable. C’est lui, en effet, qui décide, pour l’essentiel, de qui parlera, ce qui constitue le but ultime de tout chercheur. Réunir des physiciens ne s’improvise pas, cela requiert un maître de cérémonie aux multiples qualités alliant doigté, patience et entregent pour mettre en scène la grand’messe où des intervenants pas toujours accommodants veulent briller de tout leur éclat.
Des conférences très convoitées
Le besoin de se rencontrer est dans la nature humaine. On garde en mémoire le salon de la marquise du Deffand où se donnaient rendez-vous les notabilités d’alors, notamment Voltaire. Sous la Restauration, celui de Mme Récamier s’illustra en attirant les cercles politiques et littéraires avec Chateaubriand en vedette américaine.
Les physiciens, eux aussi, raffolent des réunions. Les conférences sont des passages obligés où il faut se montrer pour asseoir sa réputation. L’histoire de ces rencontres est ancienne. On cite encore aujourd’hui les vénérables Congrès Solvay. Sur de vieilles photos en noir et blanc, on y contemple les prestigieux participants d’alors.
Le premier des « Solvay » eut lieu en 1911 à l’hôtel Métropole de Bruxelles. 30 physiciens s’y réunirent, dont Mme Curie, Einstein, Poincaré… Par la suite, en 1930 à Tübingen, Wolfgang Pauli déclina l’invitation préférant rester à Zürich pour ne pas manquer un bal à son université. Mais il se rappela au bon souvenir de ses collègues par une lettre restée fameuse qui inventait le neutrino. En 1933, à nouveau à Bruxelles, Mme Marie Curie est toujours présente, cette fois accompagnée de sa fille Irène au milieu de 41 hommes.
Le Congrès Solvay se réunit toujours aujourd’hui. Mais la foule préfère se presser dans des cycles de grandes conférences qui chacune attire jusqu’à mille physiciens. Elles se tiennent en plein été, prenant avantage des vacances universitaires en se transportant de ville en ville. L’équilibre souhaité par la communauté se traduit par le choix, à tour de rôle, de tel ou tel continent. Le schéma est bien rodé et le cérémonial est immuable : discours de bienvenue déclamé par le représentant de la ville-hôte aux visiteurs de tous horizons ; discours de clôture où s’exprime la personnalité la plus en vue. Les organisateurs sont des physiciens locaux et leur charge est éphémère.
Dans cet univers, un personnage est particulièrement remarquable. Il a gagné ses titres de noblesse en organisant des conférences. Il s’appelle Jean Trân Thanh Vân mais tout le monde l’appelle Tran ou plus familièrement Van. Cet attachant personnage est devenu plus influent que beaucoup de Prix Nobel ! Il dure depuis plus de 50 ans au sommet de l’empyrée. Les Prix Nobel, eux, sont par construction d’un âge avancé, quand aux directeurs de laboratoires, ils ne restent en fonction qu’un maigre quinquennat. Exemple de longévité, Tran porte durablement l’organisation de une, puis deux, et maintenant trois cycles annuels.
Physique aux sommets
Jadis, notre chercheur franco-vietnamien eut l’idée de réunir une vingtaine de jeunes collègues, tous à peine diplômés, dans un gîte des Alpes, pour échanger sur la physique du moment. C’était en janvier 1966 dans la localité de Moriond. Il loua un chalet bon marché, et ce fut le début d’une rencontre digne d’une colonie de vacances. Tous aidaient aux tâches domestiques, certains cuisinaient quand d’autres faisaient la vaisselle. Le ski n’étant qu’une occupation secondaire entre deux expertes discussions puisque la rencontre était labelisée séminaire de travail. Le terme Rencontre était novateur pour l’époque, un vocable dans l’air du temps, il restera une marque de fabrique et les « Rencontres de Moriond » furent pérennisées. Elles prirent la forme d’un rendez-vous annuel en mars, qui devint rapidement l’une des principales occasions d’échanges entre physiciens d’abord des particules, puis astrophysiciens et cosmologistes. Depuis 53 ans, les Rencontres réunissent chaque année de l’ordre de 450 participants. Le lieu a évolué. Tran, négociateur avisé, sélectionne le meilleur rapport qualité/prix de la prestation. Ainsi les Rencontres voyagèrent pour visiter les Arcs, la Plagne, Méribel… et maintenant la Thuile dans le Val d’Aoste.
Sous les auspices de François 1er
Après avoir réussi à métisser la physique et le ski, Tran décida d’allier la science à la culture. Par un heureux hasard, il réussit à greffer une conférence de physique à l’intérieur même du Château Royal de Blois. C’était un cadre prestigieux pour des physiciens parfois mal dégrossis, résidence de 7 rois et de 10 reines de France. Entre deux exposés de cosmologie, on a pu se perdre dans le musée adjacent en empruntant l’escalier Renaissance. Une telle immersion permet de tout apprendre sur la généalogie des Valois, sans trop s’éloigner du boson de Higgs.
La première « Rencontre de Blois » eut lieu en 1989, célébrant les 25 ans de la découverte de la violation de symétrie CP, phénomène fondamental qui tente d’expliquer la disparition de l’antimatière. Quatre Prix Nobel y participèrent.
Les « Rencontres de Blois » fêtent cette année leur 31ème épisode sur le thème : « Physique des Particules et Cosmologie ». Les présentations se tiennent dans l’aile Gaston d’Orléans, où Louis XIII tentait de retenir son encombrant frère qui, à Paris, aimait comploter.
La manifestation est « un don du ciel » selon un ancien maire, et la conférence paye tribut à la ville royale en offrant aux Blésois une conférence grand public très suivie. Le faste de la Renaissance demeure, bien que le banquet, cérémonie obligatoire d’une telle manifestation, n’ait plus lieu comme auparavant dans le Château de Chambord. Là, une sonnerie de cors de chasse annonçait l’heure des agapes, et tous pouvaient alors discuter de l’âge de l’Univers au détour de l’escalier à double hélice, une coupe de champagne à la main.
Retour aux sources
Venu en France encore tout jeune pour passer une thèse de physique théorique à l’ENS, Tran s’est bâti un imbattable réseau d’amitiés dans toute la communauté et au-delà. L’âge avançant, il voulut œuvrer pour son pays natal. Avec sa femme Kim toujours à ses côtés, il créa d’abord une fondation en faveur des enfants orphelins de son pays d’origine. Mais bientôt, la physique reprit l’ascendant et il lança les « Rencontres du Vietnam ». La première édition eut lieu en 1993 à Hanoi. C’était une entreprise risquée mais les relations solides de Tran développées aux quatre coins du monde permirent de convaincre de nombreux physiciens de venir découvrir le Vietnam. Une seconde édition eut lieu à Ho Chi Minh ville à l’occasion d’une éclipse totale de Soleil. La machine était enclenchée, et la Rencontre s’est stabilisée depuis quelques années dans une ville située sur la côte au milieu du pays : Quy Nhon. Tran y a réussi à construire un centre pérenne de Congrès nommé ICISE doté d’une plage privée, qui favorise les contacts avec les chercheurs vietnamiens autrement très isolés. Cette année 21 colloques sont programmés, et cela fait progresser la cause de la physique fondamentale dans un pays qui a d’autres priorités.
Moriond, puis Blois, puis le Vietnam… Quoi d’autre à l’avenir ? Il ne reste plus à Tran qu’à organiser, dans 20 ou 30 ans d’aujourd’hui, un centre de rencontres au Paradis où les physiciens pourront échanger en toute connaissance de cause sur l’âge de l’Univers, et comprendre enfin ce que faisait le temps au moment du big bang.
Francois Vannucci, Professeur émérite, chercheur en physique des particules, spécialiste des neutrinos, Université Paris Diderot
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.