Dossier Game of Thrones
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#5 Les langues inventées dans Game of Thrones

 
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Christopher Gledhill, enseignant-chercheur à l’UFR d’Etudes Interculturelles et Langues Appliquées, nous parle du travail linguistique impressionnant réalisé pour la série.

1. Comment est inventée une langue ? 

On distingue deux stratégies pour inventer une langue : l’approche a priori ou « schématique » qui consiste à créer une langue expérimentale avec le moins de ressemblances possible aux langues naturelles. Et l’approche a posteriori, ou « naturelle »  où l’on s’inspire d’une ou plusieurs langues existantes. C’est le cas de l’espéranto et c’est aussi le cas du dothraki et du valyrien,  les langues de Game of Thrones qui ont été inventées par un linguiste de 28 ans, Peterson. 

La première étape consiste à établir le « vocabulaire fondamental » . On n’utilise pas une liste de mots tirés au hasard ! Les linguistes utilisent des glossaires standardisés et basés sur la statistique lexicale : le glossaire le plus connu est la « liste Swadesh » (Morris Swadesh, 1940). C’est une liste de 207 concepts fondamentaux qu’on trouve dans à peu près toutes les langues. Les premiers mots de cette liste correspondent aux pronoms et aux parties du corps (moi, toi, tête, bouche, etc.), ensuite viennent quelques verbes concrets (dire, chanter, conter, etc.), des mots pour l’environnement (lune, soleil, vent), etc. Ces listes présentent un avantage considérable : elles sont les mêmes pour toutes les langues et peuvent ainsi permettre à des sites de référence comme Ethnologue de présenter des milliers de langues sous le même format. Par ailleurs, Petersen a publié des listes Swadesh pour le dothraki et le valyrien.

Pour l’inventeur de langues, la liste Swadesh ne sert pas seulement de dictionnaire , il sert surtout de base pour l’élaboration du système phonologique de cette langue. Regardons par exemple quelques mots dans le lexique de Swadesh pour le Dothraki :

fas (‘nuage’), devesh (‘brouillard’),  shaf (‘vent)’, ahesh (‘neige’), jesh (‘glace’) etc.

Ces exemples nous indiquent que Peterson a adopté une distribution de sons très régulière au sein de ce vocabulaire. Or cette décision – de parsemer le vocabulaire d’une famille de sons assez proches – donne une très grande cohésion au système phonique de la langue, et crée donc l’illusion d’une langue naturelle.

Un autre aspect intéressant dans la construction des listes lexicales, c’est la corrélation entre les sons et la structure des mots, c’est le système morphologique. Ainsi, on voit dans le vocabulaire du valyrien que tous les noms qui expriment un sens liés à la lumière ou au jour se terminent  en /-s/:

vēzos ‘soleil’, qēlos ‘étoile’,  nantis ‘nuit’, jehikarys ‘lueur, éclat’, drakarys ‘feu de dragon’

C’est à partir de correspondances de ce type que Peterson a ensuite créé l’architecture grammaticale du valyrien (il s’agit ici de la « classe solaire » des noms). 

NB: Peterson a un masters en linguistique, et il est co-fondateur de la  Language Creation Society (LCS), une organisation créée pour promouvoir les langues construites. Il connait donc très bien les méthodes de l’ethnolinguistique.

 

2. Quelles sont les difficultés ? Que faut-il prendre en compte pour que ce soit crédible ?

Il y a des difficultés pratiques, liées à l’absence de locuteurs « natifs ». Il y a aussi des difficultés plus théoriques : il est difficile d’inventer un système linguistique qui ne ressemble en rien aux langues déjà existantes.

Dans le cas des deux langues de Game of Thrones, Peterson a dû respecter des contraintes très concrètes imposées par les producteurs de la série : il s’agit de ce que les traducteurs appellent la cohérence ; il fallait ainsi garder tous les  noms propres, mais aussi les expressions qui apparaissent dans les premiers romans de la série (des salutations comme valar morghūlis, etc.).  

 La deuxième contrainte est qu’il fallait  que les acteurs puissent prononcer ces langues !  Ce qui n’est pas chose facile ; d’autant plus que l’inventeur d’une langue n’a presque aucun contrôle sur l’utilisation de son système une fois que c’est publié et adopté par de nouveaux locuteurs. Ainsi, si les acteurs prononcent mal une phrase ou autrement que prévu par l’inventeur, cela peut avoir un impact sur l’évolution de la langue, parce que finalement  ce que les personnages disent est enregistré et fait désormais parti du corpus des textes attestés de la langue.  On peut ainsi trouver des exemples d’erreurs ou des variantes introduites par les personnages dans la série : par exemple en valyrien, en théorie il existe deux voyelles (/y/ et sa version longue) qui ne font par partie de l’inventaire des sons de l’anglais (il s’agit d’une distinction qu’on trouve en turc). Or, on n’entend jamais Emilia Clarke ( qui joue la Khaleesi, Danaerys) utiliser cette voyelle quand elle dit, « drakarys » ou même son propre prénom « Danaerys ».  

Ce dernier point me permet de revenir sur d’autres types de contraintes, plus théoriques. Comme j’ai dit, il est difficile de concevoir des systèmes lexico-grammatical ou phonétiques qui ne correspondent pas aux langues humaines existantes. A tel point que les linguistes parlent des universaux de langues (des principes généraux qui seraient liés aux contraintes physiologiques et cognitives des humains). On peut aussi mentionner à ce propos le travail absolument fascinant des xénolinguistes et des astrolinguistes qui s’intéressent aux limites physiques et cognitives de nos systèmes linguistiques par rapport aux systèmes de communication potentiellement utilisés par les extraterrestres.
 
Enfin, il faut souligner que pour la création d’une langue comme le dothraki ou le valyrien, ce n’est pas l’exoticisme ou la rareté des phonèmes qui compte, c’est la façon dont ces sons sont distribués et disposés dans le vocabulaire qui donne à chacune de ces langues ses caractéristiques particulières (ce qu’on appelle la phonotactique).
 

3. Quelles sont les limites d’une langue inventée ?

Quand une la langue inventée devient populaire. il faut développer ce qu’on appelle la  planification de statut  (la création de grammaires, de dictionnaires, etc) . Dans un deuxième temps, il faut aussi permettre à la langue de se développer, ce qu’on appelle la planification de corpus (quels textes traduire en premier ? quels manuels utiliser pour transmettre la langue,? Etc.)

Dans les cas du dothraki et du valyrien, il s’est passé la même chose qu’on a vu pour le klingon de Star Trek, ou pour les langues elfes du Seigneur des Anneaux : les inventeurs de ces langues ont créé des archives de matériel qui permettent aux amateurs d’apprendre, et par la suite  ce sont les fans eux mêmes qui ont repris le développement de ces langues (en écrivant, et traduisant, en émettant des podcasts, etc.) et parfois aussi en les transmettant par le moyens de cours (voir le site Duolingo, par ex. où  on peut apprendre l’espéranto, le kingon mais aussi le valyrien, qui a connu un succès fulgurant).

Signe de l’engouement pour le valyrien : c’est actuellement la 15e langue la plus apprise sur le site Duolingo avec plus de 950 000 inscrits.

Un autre problème majeur, selon certain linguistes, c’est le manque de locuteurs « natifs ». Pour beaucoup d’observateurs, même des linguistes professionnels, il est difficile d’admettre la réalité d’une langue sans que cette langue possède une communauté linguistique .
 

4. Dothraki / Valyrien : quelles sont les inspirations ? A quoi ressemblent-elles ? Comment se parlent-elles ? Quelles sont leurs spécificités ?

Les linguistes ont au moins quatre méthodes standardisées pour décrire les langues.

1) Il y a d’abord le statut socio-culturel d’une langue : le dothraki serait  décrit comme une langue « vernaculaire » (appartenant à une nation ou associée à un peuple  de nomades). Le valyrien était une langue vernaculaire   (la langue des Targaryen, décrits comme des « guerriers et des dompteurs de dragons ») mais dans l’histoire du monde de GoT elle est devenue une langue essentiellement ésotérique, utilisée par des spécialistes comme les « mestres » et les magiciens rouges pour des fonctions rituelles, ou par certains nobles et leur vassaux dans des contextes littéraires, etc.). Pour le reste, il ne fait pas oublier la langue anglaise, qui dans la série a son rôle traditionnel  de langue « véhiculaire » comme dans beaucoup de Science Fiction et de Fantasy.

2) On peut aussi distinguer les langues par leur structure syntaxique. Le dothraki est une langue dite SVO (sujet verbe objet) comme le chinois ou l’anglais. Par contraste, le valyrien est une langue SOV (sujet objet verbe).

3) En comparant les traductions littérales, on voit que les expressions en dothraki correspondent à un système de valeurs assez concrètes et imprégnées par la distance et le respect pour l’autorité (il s’agit de ce qu’on appelle la « politesse négative »),  alors que les expressions équivalentes en valyrien semblent privilégier des formes plus courtoises et élégantes  (« politesse positive »). 

4) Enfin, le système sémiotique correspond aux  moyens phonétiques ou symboliques par lesquels ces langues sont réalisées. En l’occurrence, on observe souvent une très forte correspondance entre le profil socio-culturel d’une langue et les moyens par lesquels cette langue est transmise. Comme je l’ai remarqué plus tôt, pour conférer au  dothraki un profil socio-culturel assez marqué (fortement imprégné par une hiérarchie sociale très rigide, et des valeurs tribales assez brutales) Peterson l’a doté d’un système phonologique dur et rugueux (des séquences consonantiques complexes, l’utilisation de toute une gamme  de  phonèmes fricatifs).

Par ailleurs,  c’est au niveau de la prononciation que les auteurs de la série on essayer de donner encore plus de nuances à ces langues en créant des variantes géographiques. Ainsi sur le continent d’Essos, les fans entendront plusieurs différences entre le valyrien des villes d’Astapor et de Meeren. Prenons comme exemple le mot  « immaculé » (unsullied en anglais): 

Dovaogēdy ‘immaculé’ (en haut valyrien) 

Dovoghedhy ‘immaculé’ (en valyrien d’Astapor)

Thowoá ‘immaculé’ (en valyrien de Meereen)

C’est logiquement dérivé par les procédés évolutifs habituels qu’on a généralement tendance à voir en phonétique. 

5. Comment sont représentés les accents anglais dans la série en fonction des zones géographiques ? Qu’est-ce que cela apporte ? 

C’est une question très intéressante, et tout à fait liée à la représentation des langues dans la série.

Les téléspectateurs qui ne sont pas spécialistes de l’anglais ne le remarqueront peut-être pas, mais il faut souligner que tous les personnages parlent avec un accent britannique (c’est un peu la tradition dans le genre médiéval-fantastique : dans les films Seigneur des anneaux par ex.). Non seulement cela, mais tous les personnages ont des accents régionaux correspondant aux différentes régions (ou royaumes) du monde de Game of Thrones. C’est surtout le cas des gens du Nord : si un personnage vient de Winterfell, des Iles de fer, ou du nord du Mur, alors il ou elle aura un accent du Yorkshire (donc le nord-est de l’Angleterre). Par contre, on note bien que les accents celtiques, donc écossais, gaélique, gallois etc. ne sont pas du tout représentés dans la série.

Il me semble que la décision de représenter différentes variétés d’accents en anglais est une innovation majeure par rapport aux livres : je ne pense pas que l’auteur George.R. R.Martin pensait à représenter ces différences aussi nettement dans les livres. Mais cette stratégie n’est pas tout à fait novatrice : je pense au Seigneur des Anneaux (les hobbits parlent avec des accents régionaux différents, selon leur statut social) et au film Alexandre Le Grand de Oliver Stone, (2004) où tous les Macédoniens (dont Alexandre lui-même), ont un accent d’Irlande pour les différencier des Grecs, qui eux ont divers accents anglais.

Mais la décision de représenter plusieurs accents veut dire que les acteurs de la série doivent parfois adopter des accents qui leur sont étrangers. Prenons l’exemple des personnages qui viennent du Nord de Westeros. L’acteur Richard Madden qui joue Rob Stark est écossais et parle donc dans la vraie vie avec un accent d’Ecosse. Pour ma part, un des accents les plus remarquables est celui de Rose Leslie qui incarne l’amante de John Snow : la sauvageonne Ygritte a un accent du nord-ouest très marqué («You knor nuthin John Snoor ») mais l’actrice a en réalité un accent anglais du sud. Enfin, les fans britanniques reconnaissent probablement que Ser Davos Seaworth est un des seuls personnages qui a un accent du nord-est (ville de Newcastle), mais encore une fois, ce n’est pas le vrai accent de l’acteur Liam Cunningham, qui est irlandais.

Enfin, si l’utilisation des accents régionaux fait le bonheur des  fans anglophones, c’est potentiellement un cauchemar pour les traducteurs ou doubleurs dans les autres langues. Je viens de trouver un exemple récent publié dans le journal The Guardian: dans une scène en pleine mer, on entend Davos Seaworth crier en anglais  « She can’t see us », mais les sous-titreurs et doubleurs espagnols ont entendu « ¡ Sicansíos ! ». 

 

En tout cas, du point de vue de la série, je pense qu’il faut saluer  le courage des réalisateurs / producteurs qui ont pris le risque de  représenter à la fois des langues inventées mais aussi les différentes variétés de l’anglais avec un très grand réalisme.