Brésil : Bolsonaro en guerre contre l’enseignement des sciences humaines
par Gabriel Silveira de Andrade Antunes, Université Paris Diderot
Comparer les réserves d’Indiens avec les zoos et leurs habitants avec les animaux. Autoriser les enfants à fréquenter les écoles de tir. Commémorer le coup d’État de 1964 qui a inauguré une dictature de 21 ans au Brésil. Menacer les enseignants qui critiquent le gouvernement ou qualifier d’imbéciles les étudiants. Voilà le ton du nouveau président du Brésil, Jair Bolsonaro. Les attaques récentes contre l’histoire, la sociologie et la philosophie sont en parfaite harmonie avec ce que l’on appelle déjà un anti-gouvernement.
Le 25 avril 2019, Abraham Weintraub, ministre de l’Éducation de Bolsonaro, a déclaré que le gouvernement, à l’instar du Japon qui avait fermé 26 facs de sciences humaines et sociales en 2015, étude des moyens de retirer particulièrement des fonds publics des départements de philosophie et de sociologie. Objectif : tourner ces ressources vers des domaines qui génèrent plus de revenus aux contribuables, tels que les formations d’infirmiers, la médecine vétérinaire, l’ingénierie ou la médecine.
En outre, selon le ministre, les cours de philosophie et de sociologie seraient destinés aux personnes très riches, voire à l’élite, qui peuvant étudier avec leur propre argent. Les déclarations du ministre ont été appuyées par le président Jair Bolsonaro lui-même, un jour plus tard sur Twitter.
Selon le président, son ministre « étudie la décentralisation des investissements dans les facultés de philosophie et de sociologie (sciences humaines) » dans l’objectif de « se concentrer sur les domaines générateurs de revenus immédiats, tels que la médecine vétérinaire, l’ingénierie et la médecine ». Selon Bolsonaro, le gouvernement doit « respecter l’argent du contribuable », et, avant tout, « enseigner aux jeunes à lire, écrire, faire des comptes ».
Vague conservatrice
La philosophie et la sociologie ont connu une croissance dans l’enseignement supérieur brésilien sous le gouvernement du Parti des Travailleurs. En 2008, elles sont devenues obligatoires dans le cycle équivalent au lycée en France. Après le « soft coup » de Dilma Rousseff (2016), une réforme de l’éducation du gouvernement de Michel Temer a relégué ces disciplines à la condition d’optionnelles.
Puis, la vague conservatrice en croissance rapide depuis au moins 2014 a été notamment nourrie par le mouvement École sans parti, dont l’objectif est de lutter contre le prétendu prosélytisme idéologique des enseignants dans les écoles brésiliennes. Le groupe attaque continuellement les enseignants en sciences humaines, les accusant d’être de simples militants de gauche et encourageant les étudiants à exposer sur les réseaux sociaux ceux qui « endoctrinent » en classe.
Bolsonaro est un allié de l’École sans parti depuis plusieurs années. Certains des thèmes les plus chers à ce mouvement – tels que la lutte contre « l’idéologie du genre » – ont été au cœur de la campagne électorale. En présentant Abraham Weintraub comme ministre de l’Éducation, Bolsonaro a déclaré : « Nous voulons une jeunesse qui ne s’intéresse pas à la politique ».
La scène publique est marquée aussi pour le récent succès éditorial d’analystes politiques de droite au Brésil, notamment l’intellectuel relégué par l’académie Olavo de Carvalho, un allié de Steve Banon, est considéré le gourou du gouvernement. Carvalho se moque des universités publiques brésiliennes, malgré le fait qu’elles soient – ou peut-être parce qu’elles sont – les institutions les plus importantes pour la production scientifique brésilienne.
Le ministre de l’Éducation, Abraham Weintraub, ainsi que le ministre des Affaires étrangères, Ernesto Araújo, est l’un des membres olavistas du gouvernement Bolsonaro, c’est-à-dire du groupe sous l’influence d’Olavo de Carvalho. Quelques mois avant d’assumer ses fonctions, Weintraub avait déjà dévalorisé les cours de philosophie. Soulignant les inégalités régionales, le ministre avait suggéré que l’agronomie devait être étudiée dans les universités du Nord-Est plutôt que la philosophie.
Tollé général
L’annonce du gouvernement a eu une grande répercussion. Des journalistes ont souligné que ces cours reçoivent déjà moins des subventions que dans d’autres domaines. Des experts en éducation ont estimé que le changement affecterait davantage les Noirs et qu’il serait inconstitutionnel compte tenu de l’autonomie académique des universités.
Dans une interview le 26 avril, le professeur de philosophie Luiz Felipe Pondé a déclaré qu’« on devrait fermer le MEC (ministère de l’Éducation), pas les facultés de philosophie et de sociologie ».
L’auteur du Guide de philosophie politiquement incorrect défend les partenariats avec le marché pour financer les universités, mais souligne que l’élite brésilienne ne songe qu’à un retour immédiat. En ce sens, pour Pondé « retirer l’investissement des formations d’humanités […] semble absurde, car le Brésil est un pays pauvre, sans culture, sans tradition de réflexion et sans tradition d’idées ».
D’autre part, dans un article paru le 3 mai, le professeur de philosophie d’une université publique Vladimir Safatle dit que
« M. Bolsonaro a raison lorsqu’il choisit la philosophie et la sociologie comme cibles privilégiées contre l’éducation nationale. Tant qu’il y aura un département de philosophie et un département de sociologie dans notre pays, nous étudiants apprendront chaque jour à mépriser les gouvernements comme celui qui a récemment commencé ».
L’auteur de La Gauche qui n’a pas peur de prononcer son nom conclut : « L’histoire de la philosophie est un formidable combat contre ce qu’on tente de faire avec la société brésilienne. Le seul moyen d’arrêter ce combat serait, justement, de nous éliminer, comme le rêve ce gouvernement ».
Financement de la recherche
L’Association nationale des etudes supérieures en philosophie (ANPOF) a publié une note réfutant les déclarations de Weintraub et Bolsonaro. Selon le communiqué « les étudiants des universités publiques, et en particulier des sciences humaines, appartiennent principalement aux couches les plus défavorisées de la population ». Les associations brésiliennes de sciences sociales ont publié une note de presse commune indiquant qu’« il est inacceptable… que ces disciplines soient considérées comme un “luxe”, pouvant être interrompues en temps de crise économique ».
Comme les notes d’associations brésiliennes, une tribune signée par plus de 1 400 membres d’universités du monde entier défend le financement public des champs du savoir et affirme qu’« il ne revient pas à la classe politique, dans nos sociétés démocratiques, de décider de ce qui constitue un bon ou un mauvais savoir ».
Dans les semaines qui ont suivi l’annonce de la « décentralisation des investissements dans les facultés de philosophie et de sociologie », le gouvernement a supprimé des milliers de bourses de recherche dans tous les domaines. Ensuite, il a annoncé une réduction de 30 % des ressources discrétionnaires de trois universités sous prétexte de désordre vis-à-vis des institutions.
La réduction a ensuite été étendue à l’ensemble des établissements d’enseignement fédéraux (universités et instituts). En réponse, de grandes manifestations de défense de l’éducation ont traversé le pays.
L’insistance sur le retrait des investissements de l’enseignement supérieur public brésilien a commencé à partir de la mise en question des cours de philosophie et de sociologie et a atteint en quelques semaines globalement le financement de la recherche scientifique et le financement du fonctionnement des universités. Pourtant le ministre a déclaré le 6 juin que le secteur de l’éducation allait grandir dans le pays. Selon lui, cette demande ne peut être satisfaite par le secteur public, par les contribuables.
Dans un discours prononcé devant le 12e Congrès brésilien de l’enseignement supérieur privé, Weintraub a déclaré : « Nous voulons que la société puisse poursuivre son bonheur, ses rêves. Cela n’est possible qu’avec un enseignement supérieur fortement basé sur l’entreprise privée et libre ». Peu après, les actions des principales entreprises du secteur ont fortement augmenté.
Texte co-écrit avec Murilo Rocha Seabra (PhD en Anthropologie, La Trobe University) et Lúcio Vasconcellos de Verçoza (Docteur en Sociologie pour l’Université Fédérale de São Carlos et enseignant de Sociologie à l’Université Fédérale d’Alagoas).
Gabriel Silveira de Andrade Antunes, Doctorant en Philosophie Politique, Université Paris Diderot
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.