Il y a 100 ans naissait la légende d’Einstein
par Francois Vannucci, Université Paris Diderot
Le 29 mai 1919, la théorie de la relativité générale bâtie par Albert Einstein à partir de 1915 était vérifiée de manière spectaculaire.
Dès 1905, Einstein s’était illustré avec sa relativité restreinte qui postulait l’invariance de la vitesse de la lumière dans le vide, toujours égale à c = 299 792 458 m/s. La relativité restreinte concerne les transformations entre deux repères en translation uniforme l’un par rapport à l’autre. Le temps s’écoule différemment pour le chef de gare sur le quai qui voit passer le train et le voyageur assis dans le même train.
Ceci est vérifié avec les muons cosmiques produits à 20 km au-dessus de nos têtes et qui nous bombardent constamment. L’espérance de vie d’un muon au repos est de 2μs, ce qui, sans relativité, permettrait un parcours moyen de 600 mètres à la vitesse c. Mais les muons peuvent voyager beaucoup plus car leur temps de vie semble très allongé pour un observateur terrestre : un muon portant une énergie 10 fois supérieure à sa masse parcourt en moyenne 6 km, distance suffisante pour que beaucoup arrivent jusqu’à terre.
La relativité restreinte est donc bien vérifiée. Mais dans le monde réel, il existe des accélérations, c’est-à-dire des changements de vitesse en amplitude ou direction. Einstein chercha à étendre la validité de sa théorie à ces nouvelles situations. Il réalisa ce programme en développant la relativité générale. Dans ce cadre, la gravitation n’est plus une force mais une manifestation de la déformation de l’espace-temps causée par la présence de masses qui tordent l’espace ; la ligne droite n’est plus le plus court chemin entre deux points, la lumière suit des trajectoires courbes, les géodésiques.
De la puissance de la pensée abstraite
En science, deux voies complémentaires amènent au progrès. La première, pragmatique, s’appuie sur des mesures qu’il faut comprendre, la seconde, théorique, se fonde sur la réflexion pure. C’est la voie qu’adopte Einstein, théoricien par excellence, qui imagine des expériences de pensée. Ainsi, une balle lâchée dans une cabine fermée immobile sur Terre subit la force de gravitation P = mg (m : masse de la balle, g : la force de gravité de la Terre). Suivons maintenant la balle dans une cabine propulsée dans l’espace avec une accélération a. Elle est sujette à la force de Newton F = ma. Si a = g la balle suivra la même trajectoire dans les deux cabines. C’est le principe dit d’équivalence expérimentalement vérifié avec une très grande précision.
Mais alors qu’en est-il de la lumière ? Dans la cabine accélérée, elle est courbée par le déplacement de l’enceinte. En effet, un faisceau émis parallèlement au plancher est dévié du fait du mouvement ascensionnel de la cabine. Einstein spécule : il doit en être de même dans la cabine subissant la gravitation, celle qui demeure au repos sur la Terre. La lumière subirait donc la gravitation ? Il y aurait attraction entre rayonnement et matière, et pourtant les photons sont des particules sans masse !
Comment vérifier cette hypothèse ? Bien sûr, il faut disposer d’une masse aussi élevée que possible pour espérer un effet, Einstein suggère l’attraction d’un rayon lumineux provenant d’étoiles quand le trajet frôle le Soleil. Une éclipse solaire pourrait donner les bonnes conditions d’expérimentation. Le physicien calcule la déflexion d’un rayon soumis à une telle épreuve, le résultat s’avère exploitable.
Et voici Eddington
L’astronome Eddington vivait en Angleterre quand Einstein présenta sa théorie de la relativité générale devant l’Académie des Sciences de Prusse en 1915. Les deux pays se faisaient la guerre et les communications directes avaient cessé. Mais Eddington était ami de l’astronome De Sitter qui résidait en Hollande pays alors neutre. De Sitter reçut copie du travail d’Einstein, et passa l’information à Eddington en 1916. Ce dernier s’émerveilla devant l’élégance de l’idée, et immédiatement commença à la propager. Dans un rapport à l’Académie Royale il insiste sur l’importance de tester la théorie en mesurant la courbure prédite.
Une éclipse solaire était annoncée le 29 mai 1919, l’ombre totale devant se propager du Brésil à l’Afrique de l’Ouest, il fallait en profiter. Deux expéditions furent montées, une commandée par Eddington alla en Guinée espagnole, et la seconde au Brésil.
Pendant une éclipse, la Lune occulte le Soleil, il est alors possible d’apercevoir les étoiles autrement invisibles du fait de l’éblouissante lumière envoyée par notre astre. Si le rayon lumineux voyage en ligne droite, la carte du ciel est inchangée, avec ou sans Soleil interposé. Si la théorie proposée est correcte, la lumière se courbe quand elle passe à proximité de l’astre, et sur Terre on reconstruit une position décalée par rapport à la position vraie. Le Soleil produit une sorte de mirage et on détecte des étoiles en fait cachées derrière lui. Ainsi pour un observateur, les étoiles semblent se déplacer sur le fond du ciel pendant la durée de l’éclipse. Il s’agit donc de prendre une photo des objets visibles au moment du phénomène et comparer à la carte obtenue par une nuit normale quand la lumière suit une trajectoire rectiligne. Les images des étoiles sont d’autant plus affectées qu’elles passent proche de l’astre, la déflexion étant proportionnelle à la masse opérante et inversement proportionnelle à la distance d’approche.
Des aléas de la météorologie
Les deux expéditions partirent en février 1919. En juin, l’Académie Royale reçut deux télégrammes. Celui envoyé d’Afrique se plaignait d’un temps nuageux, celui du Brésil annonçait : « Éclipse splendide ». L’analyse des émulsions photographiques commença.
Le 6 novembre 1919, une session spéciale de l’Académie fut convoquée. Le résultat du Brésil, avec sept étoiles bien identifiées, mesura une déflexion de 1,98 ± 0,16 secondes d’arc ; le calcul d’Einstein prédisait 1,74. Ce fut un immense déferlement d’enthousiasme. L’espace n’est plus rigide, il est flexible, il dépend des masses qui s’y trouvent, il se déforme comme un filet sous l’effet de poids distribués ; la ligne droite définie par la lumière se courbe, et en parallèle le temps s’écoule différemment sur Terre et en altitude, une horloge ralentit si elle est voisine d’une masse comme si elle subissait une friction.
Le Times de Londres publia un long article au titre accrocheur : « Révolution en science : une nouvelle théorie de l’Univers ». Deux jours plus tard, le New York Times renchérit : « La théorie d’Einstein triomphe, l’espace est tordu ».
Et jour après jour, tous les médias répétèrent l’écho de la déroutante découverte et esquissèrent la théorie ainsi glorieusement validée. Graduellement, la presse renforça le rôle d’Einstein comme génie et héros. C’était le savant tout trouvé : le personnage se prêtait à la communication, donnant l’image d’un professeur sans arrogance, perdu dans des idées un peu extravagantes. Il personnifiait à merveille le rôle du chercheur la tête dans les étoiles, et le public appréciait. Il savait d’ailleurs jouer de son succès auprès des foules, et se laissait complaisamment photographier en tirant la langue. Avec son physique de distrait inoffensif, il maniait l’humour et ne se prenait pas au sérieux. D’autant que ses vues politiques, en particulier son pacifisme largement mis en avant, démontraient qu’il n’appartenait pas tout à fait à l’establishment. Et puis, abattre la théorie de Newton, hégémonique depuis des siècles, semblait renouveler l’ordre ancien qui avait amené au désastre de la guerre.
Invité aux États-Unis en 1921, Einstein y fit un voyage triomphal. Militant pour l’État d’Israël, on lui en offrira la présidence en 1952, il déclinera en arguant que la physique ne prédispose pas à gouverner les hommes.
La relativité générale aujourd’hui
La théorie d’Einstein est plus vivace que jamais, et ses équations donnent encore du grain à moudre à une armée de scientifiques. Grâce à elle, la cosmologie qui en découle a complètement renouvelé notre vision de l’Univers. L’espace n’est plus rigide, il est élastique et dépend des masses présentes en son sein, la ligne droite se courbe, et, en parallèle, le temps s’écoule différemment sur Terre et en altitude. Il est freiné aux abords des masses, un montagnard vieillira plus vite qu’un habitant de la plaine. Et ceci n’est pas pure spéculation : des corrections doivent être appliquées pour profiter au maximum des mesures offertes par les systèmes GPS et maintenant Galileo. L’attraction gravitationnelle étant 20 fois plus faible au niveau des satellites volant à 20 000 kilomètres que sur Terre, le temps indiqué par des horloges très précises qui y sont embarquées gagne 45 μs par jour par rapport au nôtre. Cette correction est obligatoire pour obtenir un bon positionnement.
Ironie de l’histoire : le comité Nobel n’a jamais distingué Einstein pour sa théorie de la relativité. Il fut récompensé en 1921 pour son interprétation en 1905 de l’effet photoélectrique qui sert d’assise à la mécanique quantique dont plus tard il critiquera avec acharnement le bien-fondé. Mais le comité se racheta récemment : en 2017, il couronna la découverte des ondes gravitationnelles, brillante prédiction de la relativité générale, d’autant que cette détection a validé l’idée de trou noir, autre avatar de la théorie devenue centenaire.
Francois Vannucci, Professeur émérite, chercheur en physique des particules, spécialiste des neutrinos, Université Paris Diderot
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.