L’écriture inclusive n’a pas fini de faire couler de l'encre
Opposant les défenseurs du point médian et les puristes de la langue française réfractaires à ce remaniement grammatical, le débat sur l’écriture inclusive ne tarit pas. L’occasion pour la linguiste Anne Abeillé, professeure au sein du laboratoire de linguistique formelle et coordinatrice avec Danièle Godard de la Grande grammaire du français, de rappeler une certaine « réalité » de la langue française : elle se parle et s’écrit indépendamment des règles qu’on cherche à lui imposer.
« J’observe une demande légitime de la société, celle d’une attention plus prononcée pour le genre féminin. Mais la marque du genre en français est plus compliquée qu’elle n’y paraît », prévient Anne Abeillé. User davantage des mots féminins, comme le préconisent les promoteurs de l’écriture inclusive : la chercheuse n’a rien contre mais elle rappelle toutefois que cette règle ne concernerait qu’une partie des noms français.
Quand le déterminant marque le genre
« Le genre grammatical en français est arbitraire et ne se confond pas avec le genre social. Ainsi la plupart des noms désignent des objets inanimés ou des entités plus abstraites non sexuées (le soleil, la lune, etc.), précise la linguiste. Même pour les noms d’animaux, il existe peu de correspondance avec le sexe (par exemple une araignée est une femelle, un moustique est male ou femelle, etc.). Et pour les humains, la moitié des noms dans les dictionnaires ont un seul genre (une victime, un génie). »
S’agissant de l’usage du point médian (les Français.e.s) pour marquer le féminin, Anne Abeillé est plus tranchée, craignant que cette nouvelle graphie ne complexifie inutilement l’écrit et n’éloigne celui-ci de l’oral. « Plus que le “e” final, c’est l’article qui marque le genre en français et permet de distinguer un artiste et une artiste. Il me semble plus pertinent de généraliser l’alternance du déterminant (le ou la chef) et la conjonction explicite (les Françaises et les Français). »
L’accord de proximité toujours vivant
Dans La Grande grammaire du français, il s’agit de faire émerger des règles grammaticales sous-jacentes. Celles qui naissent et celles que l’on croit abolies et que les locuteurs continuent d’utiliser. C’est le cas de la règle de proximité, dont le rétablissement est réclamé par les défenseurs de l’écriture inclusive. « L’accord de proximité est bien vivant et est appliqué inconsciemment quand l’adjectif épithète est placé avant le nom : ainsi nous disons naturellement, de nombreuses filles et garçons, souligne la chercheuse. Il coexiste aux côtés de la règle de résolution, celle de l’accord global qui fait tant débat. »
Pour la linguiste, la formule « le masculin l’emporte sur le féminin » est « malheureuse ». Elle préfère parler de genre masculin « par défaut » comme c’est le cas pour le il impersonnel (Il pleut) ou une catégorie sans genre (Dormir est important) et bien sûr, pour l’accord en genre. « Il serait intéressant à l’avenir de présenter différemment les accords grammaticaux aux élèves en expliquant que plusieurs règles coexistent », suggère-t-elle. Au Québec, l’Office de la langue française a tranché, se prononçant contre l’écriture compacte et en faveur des formes longues (les étudiants et étudiantes) ou l’utilisation de termes collectifs (la rédaction au lieu de les rédacteurs).